Pourquoi et comment développer un travail photographique en 2025 ?
Multiplication des intentions photographiques
Depuis l'invention de la photographie au 19e siècle, l'acte de prendre ou de regarder une photo a évolué et continue d'évoluer aujourd'hui en fonction des intentions des photographes et des spectateurs. Les pratiques photographiques en 2025 ne sont en effet plus les mêmes que celles de la chambre noire de Nicéphore Niépce en 1825.
Les photographies ont longtemps été considérées par certains comme un enregistrement neutre de la réalité, une trace, une empreinte reposant sur un procédé mécanique et chimique capturant directement la lumière réfléchie par les objets. Les premières intentions photographiques étaient principalement documentaires et portraitistes. Garder une trace visuelle de lieux, de personnes ou d'événements importants, de conserver des témoignages du monde pour les futures générations.
Les intentions se sont ensuite multipliées : artistiques, scientifiques, publicitaires, commerciales, idéologiques, éducatives, touristiques, personnelles et sociales.
Quelle intention adopter alors pour développer un travail photographique ?
À noter que, même si des artistes comme Man Ray ont utilisé la photographie dès les années 1930 au service d'une créativité subjective, des théoriciens dans les années 1980 ont de nouveau tenté, en s'appuyant sur le concept d'indice de Charles Sanders Peirce, de concevoir la photographie comme une trace de la réalité.
Transformation de notre rapport à la photographie
La multiplication des médias et des réseaux sociaux, la facilité croissante de prendre, modifier, truquer, regarder, partager, aimer ou ne pas aimer une photo, ainsi que l’apparition récente de générateurs d'images par intelligence artificielle transforment notre rapport à la photographie.
Aujourd'hui, nous prenons et regardons des photographies quotidiennement. La généralisation et l'utilisation intensive de la photographie se sont accompagnées d'une accélération de la capture, du partage et de la visualisation des images. Nous prenons des photos sur le vif et les publions immédiatement sur les réseaux sociaux. De même, nous consommons les images à un rythme effréné, les faisant souvent défiler rapidement sans prendre le temps de les regarder en détail.
L'utilisation de la photographie, tant pour le photographe que pour le spectateur, semble devenir une fin en soi, au-delà du contenu de l'image. L'acte de prendre ou de regarder des photographies sans aucune autre finalité prend ainsi plus d'importance que ce que les photographies représentent.
L'intention photographique n'a-t-elle pas tout simplement disparu ?
Prendre et regarder des photos quotidiennement influence l'attention que nous portons aux lieux, aux objets et aux personnes.
Nous pouvons prendre une photographie d'un lieu sans prendre le temps de regarder et d'apprécier le lieu réel, et nous pouvons regarder des photographies sur notre smartphone dans le train sans lever les yeux pour observer, à travers la fenêtre du wagon, le paysage réel que nous traversons.
Il nous arrive parfois aussi de vivre à travers l'objectif d'un appareil photo ou l'écran de notre smartphone, par exemple lors d'un spectacle que l'on filme en vérifiant constamment le cadrage, ou encore lorsque l'on prend des photos dans un musée sans regarder les œuvres elles-mêmes, mais uniquement l'écran de notre smartphone.
La photographie prend progressivement la place de nos expériences directes, sensibles avec monde physique et l'espace photographique tend, semble-t-il, à se substituer à l'espace réel.
À la question « Qu'est-ce que la photographie en 2025 ? », l'une des réponses possibles serait de considérer la photographie comme une altération, une réduction de notre expérience physique et sensorielle des lieux, des objets et des personnes.
“ Aucun penseur n'oserait dire que le parfum de l'aubépine est inutile aux constellations. ”
Les Misérables, 1862, Victor Hugo
Le volant perdu
Que fait donc là ce volant de badminton ? L’a-t-on oublié, abandonné ?
Et ce grillage, suis-je à l’intérieur ou à l’extérieur du terrain de jeu ? Les enfants n’avaient-ils aucun moyen de le récupérer ? Ont-ils dû rentrer à la maison en urgence ? Se sont-ils fait gronder par un voisin car ils n’avaient pas le droit de jouer ici ?
Regarder et questionner évoque des récits, transformant un objet simple en une infinité de possibles sources de poésie.
Au dépend d'un plaisir de l'expérience, trois exemples réels
La volonté de prendre et de partager une « belle photo » et un « beau souvenir » peut tendre à contraindre et finalement à nuire à l'expérience réelle. La photographie peut ainsi nous conduire à vivre des expériences inconfortables et désagréables dans l'unique but de mettre en scène et de fabriquer nos souvenirs.
Un photographe peut demander à un jeune couple de mariés de poser à un endroit précis, car le cadrage permet de voir parfaitement le couple au premier plan et la tour Eiffel en arrière-plan, même si le couple est en fait à plusieurs kilomètres de la tour Eiffel et qu'un tas de poubelles, hors champ mais juste à côté, dégage une odeur désagréable.
Les jeunes mariés oublieront-ils qu'ils n'ont jamais vu la tour Eiffel de près et cette mauvaise odeur quand ils regarderont la photographie quelques années plus tard ?
Mettre en scène et fabriquer nos souvenirs
Ce photographe peut aussi demander au couple de simuler la traversée d’un pont sur la Seine, de lever puis de baisser les jambes sur place de manière répétitive et artificielle, jusqu'à obtenir le cliché parfait.
Les jeunes mariés oublieront-ils qu'ils n'ont jamais réellement traversé le pont et les crampes ressenties en raison de ce mouvement répétitif ?
Dans les lieux très touristiques, les visiteurs privilégient aussi souvent la photographie à l'expérience réelle.
Par exemple, les touristes du sanctuaire shinto d'Itsukushima, au Japon, sont prêts à patienter de plus en plus longtemps dans la file d'attente pour capturer la même photo symbolique du célèbre Torii rouge, semblant flotter sur l'eau.
Quelle sera la limite de temps d'attente au-delà de laquelle les touristes renonceront à la photo pour, peut-être simplement, regarder et profiter du lieu ?
À noter que la photographie touristique invite à réfléchir à la manière dont les visiteurs choisissent de photographier.
Pourquoi donc souhaitons-nous tous prendre la même photographie ?
Le point de vue parfait, seul capable de capturer l'essence d'un lieu, existe-t-il ?
Un lieu, par ses caractéristiques spatiales et formelles, impose-t-il, dicte-t-il le point de vue ?
Est-ce l'influence des médias et des réseaux sociaux ? Cherchons-nous à reproduire le souvenir des autres ?
À noter que Serge Tisseron, psychanalyste et psychiatre, rappelle dans son texte La photographie faite avec les mains (2011) que ne pas comprendre ou mépriser la photographie touristique témoigne d'une méconnaissance du fonctionnement psychique, et que l'une des fonctions importantes de la photographie touristique est de nous permettre, en tant que touristes, qui, pour différentes raisons, n'avons peut-être pas vécu pleinement le moment présent (par exemple en raison du rythme imposé par les tours opérateurs), de pouvoir revivre ou reconstruire ce moment grâce à la visualisation des photographies en famille ou entre amis.
Par ailleurs, l'acte de se photographier soi-même ou de photographier des amis dans un espace public modifie l'expérience de cet espace pour les personnes non concernées, extérieures aux personnes photographiées. Le bon côté de ce phénomène est que tout le monde sourit autour de nous lors de nos promenades ; le mauvais est que les photographes bloquent parfois le passage, nous obligeant à modifier notre parcours, ou encore qu'une perche à selfie nous empêche d'apprécier un paysage.
“ J'adore le théâtre. C'est tellement plus réel que la vie. ”
Le Portrait de Dorian Gray, 1890, Oscar Wilde
Pourquoi prendre des photographies ?
Si la photographie tend aujourd'hui à devenir un espace en soi, dépourvu d'intention, et si elle détourne notre attention de l'espace réel, nous incitant à ne le vivre que de manière pragmatique et prosaïque, comment, inversement, pouvons-nous envisager l'acte photographique comme un moyen de porter une attention particulière à ce qui nous entoure ?
L'acte photographique peut-il etre une expérience intentionnelle et esthétique pour vivre poétiquement le monde ?
La photographie peut-elle permettre de regarder et de faire regarder différemment, de poser un regard attentif et intentionnel sur des détails, des moments, des émotions que nous ne prenons pas toujours le temps de remarquer dans notre vie quotidienne ?
Nous ne portons plus attention au monde et nous nous privons d'une infinité d'expériences esthétiques possibles.
La photographie ne peut-elle pas être alors un outil d'introspection et d'investigation de nouvelles expériences esthétiques ?
À la recherche de présences ordinaires ou insolites, imaginer les mondes tels qu'ils ont été, auraient pu être, sont, seront ou pourraient être.
Surprendre les heuristiques et inviter à la rêverie
Mais comment inviter à l'invention de nouveaux mondes et proposer l'expérience esthétique ?
Nous utilisons constamment des heuristiques, des stratégies et des raccourcis mentaux pour économiser du temps et de l'énergie. Lorsque nous regardons une image, notre cerveau cherche à l'identifier et à l'associer à des expériences ou des connaissances déjà acquises. Une photographie que notre cerveau classe parmi ce qu'il connaît déjà ne suscite donc pas une lecture attentive et n'invite ni à l'expérience esthétique ni à la rêverie.
La photographie, comme tout langage poétique, communique une interprétation du monde et doit donc surprendre, éveiller la curiosité et inviter à un regard attentif.
Un paysage, un objet, une personne, un animal, un végétal ou un élément architectural, par sa forme, son emplacement, sa configuration dans l'espace, son état, qu'il soit neuf ou dégradé, son utilisation, contient ou évoque un récit à partir duquel chacun est libre de laisser voguer son imagination, une histoire qu'il appartient à chacun de prolonger.
La photographie permet alors au photographe comme au spectateur de construire sa vision et son interprétation personnelle de l'objet photographié.
Pourquoi est-ce là et comme cela ? Pourquoi cette personne est-elle ici ? Que fait-elle et comment vit elle ?
Qui a déposé ou abandonné cet objet ici ? Qui a vécu et modifié ce lieu de cette manière ?
Comment était-ce hier et comment cela sera-t-il demain ?
À l'époque de la surenchère de la mise en scène, des émotions, de l'extraordinaire, mais aussi des outils de génération d'images par intelligence artificielle, la photographie ne peut-elle pas, au contraire, nous permettre de prêter attention aux choses simples et ordinaires de notre monde, comme une goutte d'eau, un objet abandonné ou le regard d'une personne à sa fenêtre ?
Chaque photographie devient une occasion de créer un récit unique, de stimuler l'imagination et de transformer notre expérience quotidienne et de vivre poétiquement le monde.
“ On peut estimer sans peine qu'une société totalement dépendante de robots devienne molle et décadente, et finisse par s'étioler et mourir de pur ennui ou, plus subtilement, en perdant la volonté de vivre. ”
Terre et Fondation, 1986, Isaac Asimov
Pourquoi des séries d'images ?
Proposer des séries photographiques autour d’un même thème, juxtaposer des images différentes ou semblables, invite également à la rêverie.
Des choses invisibles nous deviennent alors familières et enrichissent notre expérience ordinaire.
La série L'eau et la ville et la série La lumière et la ville proposent de regarder l'eau ou la lumière pour elles-mêmes et d’oublier volontairement le reste, de découvrir leurs présences cachées et leurs multiples facettes. Avec la photographie, l'eau se transforme et la lumière n’éclaire plus un lieu, mais existe pour elle-même.
La photographie propose alors de découvrir l'extraordinaire dans l'ordinaire, d'accorder de l'attention, dans l'expérience quotidienne, aux choses les plus simples mais aussi peut-être les plus essentielles. Que serions-nous sans eau ni lumière ? Elle invite ainsi à la curiosité et à participer quotidiennement à son environnement, un peu comme observer son jardin chaque matin, guetter l'éclosion des fleurs ou l'arrivée de l'automne.
La série Les objets dans la ville et la série Des personnes dans la ville proposent de porter notre attention sur les usages de la ville. Comment nous approprions-nous et utilisons-nous la ville ? Chaque photographie devient alors une invitation à l’imagination et à la rêverie, à la découverte de mondes possibles.
La série Les dieux et la ville invite à réfléchir à pourquoi les productions humaines peuvent être si multiples et variées, et la série Les chiens de Tokyo tente de capturer notre relation anthropomorphique avec les animaux domestiques dans le contexte du Japon.
“ Le seul véritable voyage, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est. ”
La Prisonnière, 1923, Marcel Proust
Références
Où en sont les théories de la photographie ?, Colloque 2015.
Univers de la fiction, Conférence de Thomas Pavel, 30 ans après, 2017.
La photographie faite avec les mains, Serge Tisseron, 2011.
L'expérience esthétique, Jean-Marie Schaeffer, 2015.
L'acte photographique, Philippe Dubois, 1983.
L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin, 1936.